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La fresque de Berthon à la Bourse du Travail de Saint-Étienne enfin dévoilée

Avenir (Auguste Berthon) [format medium]


Auguste Jean Eugène Berthon (1858-1922), Avenir, décor de fond de scène pour la Bourse du Travail de Saint-Étienne marouflé sur toile, 11 x 5,5 mètres, 1907, photographie de Florian Kleinefenn, © Musée de la mine – Ville de Saint-Étienne


La grande fresque de la Bourse du Travail de Saint-Étienne enfin révélée.

Dans le cadre de la collecte de documents allégoriques représentant le travail dans les espaces publics de la région stéphanoise entreprise à l’initiative de Philippe Peyre, conservateur du Puits Couriot / parc-musée de la mine de Saint-Étienne, dans le contexte de la 10° Biennale du Design, nous pouvons avoir à nouveau une vue d’ensemble de la grande fresque qui orne le fond de la salle des conférences de la Bourse du Travail. L’œuvre, de dimensions imposantes (11 x 5,5 m), est un décor de fond de scène marouflé sur toile… invisible depuis 1973.

En effet depuis cette date elle est masquée par un mur de parpaing construit à moins d’1m50 et interdisant tout vision globale. Elle est de plus salie par des projections de plâtre et maculée par des inscriptions à la craie et au crayon. Lors de l’exposition organisée par les Archives municipales en 2004 pour le centenaire de la première inauguration du bâtiment du cours Victor Hugo, nous avions demandé, en vain, la destruction de ce mur. Grâce à la technique numérique il a été possible de contourner l’obstacle. Le photographe Florian Kleinefenn a réalisé un peu plus de 60 photographies prises par à 1,1 m de distance puis remonté l’ensemble pour nous donner à voir l’œuvre réalisée par le peintre Berthon il y a 110 ans [1]. Le résultat est étonnant, malgré les légers manques sur les côtés et sur le haut dus à la présence de quelques poutrelles qui ont gêné le travail du photographe.

Nous continuerons néanmoins à solliciter les élus et les services municipaux pour que ce mur soit détruit et que soit enfin rendue aux Stéphanois une œuvre qui leur appartient.

La Bourse du Travail de Saint-Étienne, bâtiment emblématique de la ville, a connu une histoire complexe. Projet amorcé dès les années 1870, installé le 14 juillet 1888 dans l’ancien siège de la banque de France place Marengo (aujourd’hui place Jean Jaurès), il déboucha sur l’édification cours Victor Hugo, entre 1901 et 1906, d’un véritable “Palais du Travail” connu de tous les Stéphanois comme la Bourse du Travail. Jean-Michel Steiner a consacré deux articles pour mettre au jour les étapes de cette construction (Steiner 2002, Steiner 2011). L’imbroglio qui entoure cette longue gestation est illustré par le fait qu’il aura fallu trois inaugurations pour satisfaire toutes les expressions du monde ouvrier stéphanois du début du XX° siècle. Le 14 février 1904, le congrès socialiste essuya les plâtres de la grande salle de conférences au cours d’une soirée qui s’acheva en pugilat généralisé ; le 14 juillet 1906, les syndicats quittant le siège de la première Bourse rejoignirent en cortège, avec drapeaux et musiques, l’aile nord du bâtiment qu’ils durent, bon gré mal gré, partager avec les sociétés de secours mutuels lesquelles occupèrent l’aile sud le 23 juin 1907.

Tout aussi compliqués ont été les débats autour de l’ornementation. Il ne semble pas que le Conseil Municipal ait eu à l’origine des intentions claires à ce sujet. En 1881, le maire Victor Duchamp se contentait de prévoir :

« Une salle très sobrement ornée. Des tables portant les noms des hommes illustres dans les arts et les sciences, les dates des grands faits historiques, des formules scientifiques, des cartes géographiques et astronomiques, des travaux synoptiques, quelques bustes, médaillons et portraits constitueraient toute la décoration ».

Le 2 juin 1906, le maire ouvrier Jules Ledin, afficha son souci d’élever la sensibilité prolétarienne :

« Une ville de l’importance de Saint-Etienne peut bien, il me semble, se payer le luxe de la décoration d’une salle destinée à recevoir toute la démocratie. Ce n’est pas une raison parce que son public ordinaire sera composé d’ouvriers pour en bannir les œuvres d’art ».

Cependant les réalités financières l’entraînèrent à réduire ses ambitions :

« Dès qu’il s’agit d’œuvres d’art, vous le savez, il est difficile de fixer un prix. S’il suffisait de confier à n’importe qui ces travaux de décorations, je connais plus d’un barbouilleur qui s’en chargerait à très bon marché ; mais si l’on devait par contre les faire exécuter par un Puvis de Chavannes, il n’est pas douteux que la dépense absorberait des sommes énormes. (...) Notre but est d’orner de peintures décoratives la Salle de Conférences pour le régal des yeux, mais on ne saurait trop insister pour donner à ces travaux un caractère véritablement artistique ».

Il semble que c’est sous la pression d’artistes intéressés que l’on en vint peu à peu à des décorations. Sans projet d’ensemble mais au coup par coup. La commission d’architecture et de la voirie avait examiné le 2 février 1905, 5 projets pour la décoration de la frise et de la corniche de la grande salle. Il s’agissait en l’occurrence de juxtaposer les « armes parlantes des anciennes corporations sur des feuillages ». Un an plus tard, le 9 février 1906, le conseil municipal décida de se porter acquéreur du groupe sculpté La Grève, réalisé par un immigré italien Zan, ainsi que du buste de Benoît Malon. Au fond de la grande salle de conférences, le mur, large et haut, pouvait se prêter à la réalisation d’une fresque. Le 2 juin 1906, Jules Ledin annonçait :

« La Commission d’Architecture, réunie le 19 avril dernier, a décidé que des peintures décoratives encadrant les deux à-côtés de scène de la grande salle, et faisant suite aux deux panneaux allégoriques précédemment offerts par M Berthon, seraient confiés au même artiste ».

Certains conseillers, s’étonnèrent que Berthon soit traité comme le peintre “officiel” de la Municipalité. Des concurrents se manifestèrent. Le 14 février 1907, le directeur de l’école des Arts industriels adressa une lettre au Conseil Municipal, prenant d’abord soin de justifier sa candidature, il proposa, après avoir visité le bâtiment, la réalisation d’une fresque :

« Exerçant ici depuis 15 ans [je me suis] suffisamment identifié aux aspirations de la classe laborieuse, la seule méritante, pour prétendre interpréter ses sentiments. (...) La grande surface du fond de la salle des conférences demande une page importante par ses dimensions, large par ses vues humanitaires, en harmonie avec l’âme même du monument, vibrant avec lui et résumant autant que possible les préoccupations très légitimes à l’ordre du jour du pays républicain ».

Il annonçait alors un programme, intitulé l’Humanité, allant dans ce sens :

  1. La protection et l’instruction de l’enfant sans défenseur ;
  2. Le soulagement de l’homme vaincu par les fatalités de la vie ;
  3. Le relèvement - par la Société - de la femme tombée, le plus souvent honnêtement, paria selon les lois humaines et cependant corvéable dans sa personne et dans celle du fruit de ses amours ;
  4. L’adoucissement des derniers jours des vieux, privés d’appui et condamnés à la misère finale ;
  5. La suppression, chez tous les peuples des crimes de la guerre commis au nom de la civilisation ;
  6. L’encouragement aux travaux intellectuels (lettres, sciences et arts) qui élèvent l’homme au-dessus des matérialités animales et lui apportent les joies supérieures du vrai et du beau.



Après avoir constaté qu’il restait 50 000 F non employés dans le budget, l’artiste se proposait de mettre en scène un programme artistique dénonçant l’exploitation et les maux qui touchaient le prolétariat. La teneur pessimiste du projet déplut-elle au Conseil ? Ses intentions furent-elles jugées trop abstraites ? Pas assez “stéphanoises” ? Ou bien entendait-on donner l’avantage au peintre Berthon avec lequel on avait déjà traité secrètement ? Le 22 février une commission extra-municipale s’était tenue dont les conclusions furent révélées lors du conseil municipal du 4 juin 1907 :

« Cette commission a procédé à l’examen des maquettes déposées à la mairie et, en considérant qu’une telle décoration doit avoir un caractère d’enseignement et d’avenir et, qu’une Bourse du travail est une institution d’avant-garde et que la décoration doit y avoir, par là même, les qualités d’un art de même tendance, elle a cru devoir rejeter, malgré ses réelles qualités d’exécution, le projet portant la mention “L’Humanité s’éveille”. L’autre projet “Avenir” a paru, au contraire, représenter une recherche plus conforme à celle de nos novateurs avisés ».

Le maire Plantevin, successeur de Ledin, avait signé dès le 31 mai 1907, le traité de gré à gré qui définissait ce que l’on attendait de Berthon et qui allait devenir la peinture du fond de scène :

« Le motif général - 11 mètres sur 5,5 mètres - sera intitulé “Avenir” et se composera :

1. À droite d’un groupe de mineurs sortant du travail. Au premier plan un mineur, son fils sur l’épaule et hâtant le pas ; un peu en arrière un attelage de bœufs conduit par un travailleur, se détachant sur un puits en pleine activité ;
2. Au milieu, un groupe de terrassiers faisant corps avec cette première partie de la composition ;
3. Au fond, les montagnes barrées par la fumée des cheminées des usines obstruant la lumière, et donnant à cette partie du tableau un aspect de fournaise ;
4. À gauche, le repos absolu, un groupe de plusieurs enfants attendant les parents qui ont peiné toute la journée. A l’arrière plan, la grand mère apprenant à lire aux bambins et donnant ses soins au dernier-né. Au fond, le chef de la famille taillant un arpent de vigne.

Cette composition, se détachant sur des silhouettes ensoleillées et une maisonnette de simples artisans - par le ton général symbolisant la quiétude - sera entourée d’une fuite aux tons adoucis faisant valoir le motif ».



Philippe Peyre, directeur du Puits Couriot / parc musée de la mine de Saint-Étienne, a fait remarquer que Berthon n’avait pas entièrement respecté le programme puisque « le groupe d’ouvriers entre les mineurs et le travail éducatif des femmes n’est pas un groupe de terrassiers mais un groupe d’ouvriers métallurgiques cingleurs, qui travaillent avec des barres de fer pour supprimer des scories sur des taques de fonte ». Pour les besoins de sa composition, le peintre Berthon a donc transposé en extérieur un travail d’atelier, normalement situé en intérieur...

Au total le projet Berthon apparaît plus proche d’une certaine “réalité” stéphanoise - le mineur et le puits de mine - auquel on adjoignait un souci d’exalter la ruralité - l’attelage de bœufs conduit par un travailleur - révélateur de la mentalité d’une classe ouvrière qui n’avait pas coupé ses liens avec la campagne et qui ne désespérait pas de “retourner à la terre” pour échapper au bagne industriel. À l’image de ses représentants : une classe politique “radicale-socialiste” qui exaltait l’idéal du petit producteur, des syndicalistes parfois influencés par les idées proudhoniennes. Deux facettes de la grande ville ouvrière. Deux mondes qui se côtoyaient, qui n’étaient pas loin de partager le même horizon et qui s’entendaient fort bien en certaines occasions.

Références bibliographiques

Steiner Jean-Michel (2002), « La création de la Bourse du Travail de Saint-Étienne - 1889-1906. Espoirs et inquiétudes de la “grande ville ouvrière” au miroir d’un bâtiment », Patrimages n°2 – Créations et solidarités dans la grande ville ouvrière (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002).
Steiner Jean-Michel (2011), « Construire un bâtiment pour la Bourse du travail de Saint-Étienne. Un enjeu politique et idéologique dans une grande ville ouvrière (1888-1907) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 116-117 « Aux sources de l’histoire syndicale française. Retour sur les Bourses du Travail. », juillet - décembre 2011 (en ligne)



[1] Le peintre Auguste Jean, Eugène, Berthon (1856-1922), fils de Hughes Auguste, dessinateur et photographe, a été formé à l’école des beaux-Arts de Lyon. Il a été notamment directeur général du musée de Saint-Étienne en 1890 et peintre officiel de la Marine en 1904 (Jacques Beauffet, Dictionnaire des artistes foréziens du XIXe siècle, Saint-Étienne, Ceysson, 2015).
[2] Un fait peut expliquer la propagation d’une telle rumeur : lorsque le 25 avril 1906 Jeanne, Louise, aînée des enfants d’Auguste et Victorine Plantevin, née le 10 juillet 1885 à Saint-Étienne, épousa Edmond, Eugène Gratian, à Saint-Étienne… Auguste Berthon figurait parmi les témoins. Plantevin était alors premier adjoint de Jules Ledin.

GREMMOS, Jean-Michel le 2017-03-14 22:15:04